mardi 1 mars 2005

Dolphinarium

Il faisait particulièrement chaud ce soir là dans le petit bar qui était pourtant presque vide, comme à l’habitude. Cinq ou six verres d’alcool, autant de parties de billard sur une table qui semblait avoir fait la deuxième guerre mondiale. Je détestais profondément devoir me rendre à cet endroit pour avoir la chance de jouer quelques boules, mais comme c’était un des seuls bars du quartier équipés du précieux tapis vert, j’y allais presque chaque semaine. Et puis c’est sûrement là qu’on pouvait boire le nectar le moins cher en ville, détail non négligeable quand on bosse pour l’équivalent de quatre dollars l’heure. Étouffée par la chaleur écrasante, je cédai mon tour à un autre joueur et sortis prendre l’air. J’allai m’asseoir sur le trottoir au coin de la rue Allenby et m’allumai une cigarette. Le carrefour était assez achalandé mais pas autant qu’il ne l’était l’été précédent, avant le début de la guerre. Les jeunes à la mode défilaient en groupes en riant, en se jetant des regards aguicheurs. Ça sentait la drague de fin de semaine.

Entre deux bouffées de tabac, je crus entendre une détonation au loin. Un bref regard autour de moi me rassura : les fêtards semblaient ne rien avoir remarqué d’anormal. Pourtant, il ne fallu pas plus de trois minutes pour qu’une demi douzaine d’ambulances me passe sous le nez. Je me levai et retournai en courant vers le bar. Premier réflexe : me commander un double brandy et demander au barman d’allumer la télé. Des reporters arrivaient déjà sur place. Les images étaient saisissantes : on voyait d’abord des jeunes crier et pleurer la mort de leurs amis, ensuite la caméra nous montrait une rapide vue de la scène. En plus des nombreux morts, des dizaines de blessés graves, agonisants. L’apocalypse à moins d’un kilomètre de mon bout de trottoir. Le kamikaze avait commis son attentat dans la file à l’entrée d’une discothèque pour adolescents sur le bord de la mer. Le Dolphinarium que ça s’appelait. Jusque là, j’avais trouvé le nom très joli. Ce soir là, il me donna envie de vomir.

Cette soirée, qui avait débuté de façon tout à fait banale, s’est terminée dans mon lit à regarder le plafond. Je devais me rendre à l’évidence : la guerre approchait dangereusement. J’entendais déjà les avions de l’armée qui survolaient la Méditerranée à une centaine de mètres de moi, comme après chacun des attentats. J’étais face à un dilemme : quitter le pays ou rester. En fait, j’aurais dû faire face à un dilemme, mais les deux mots qui résonnaient en alternance dans ma tête n’avaient pas le même poids. Quitter n’avait aucun sens, ça aurait été un signe de lâcheté. Rester ne servait à rien, je n’étais d’aucune utilité dans cette guerre, mais c’était la seule option valable, ne fut-ce que par solidarité pour ceux qui n’avaient pas ce choix. Et puis, il me restait encore plusieurs mois sur mon visa, je ne pouvais pas reculer, pas maintenant.

J’aurais pu être plus rationnelle, mais j’ai choisi d’écouter mon cœur. Il est des moments où choisir le pire semble la meilleure des solutions.

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