jeudi 11 novembre 2004

Salut à toi

De tous les gens que j'ai rencontrés en voyage, George est celui qui m'a le plus profondément touchée. Ce type n'était pas particulièrement intéressant, nous n'avons jamais été vraiment proches, mais son malheur m'a marqué au fer rouge. Permettez-moi de vous raconter une petite histoire triste. (Coeurs sensibles s'abstenir)

L'action se déroule à Tel Aviv, Israël, à quelques mètres de la Méditerrannée. Je m'affairais à mes tâches de réceptionniste / gérante du Gordon Hostel, c'est-à-dire que j'en étais probablement à me griller une clope derrière le comptoir et à servir des bières aux résidants tout en écoutant un film américain sous-titré en hébreu. Bruits de pas dans l'escalier, un routard se pointe, l'air un peu hagard. Vérification du passeport, du visa et des cartes d'identité: j'apprend que mon vis-à-vis s'appelle Georgios P., qu'il a 22 ans et qu'il est grec. Je lui soutire les 35 shekels prévus, lui passe en revue les trois règles d'or de l'auberge (èna: on paye une nuit à l'avance, dio: on sort sur les balcons si on veut se fûmer un pétard et tria: on ne fait pas chier les autres) et lui assigne un lit en dortoir. Kalinikta!, see you in the morning!

George aurait pu être comme n'importe qui. Comme les vacanciers, il aurait pu passer ses après-midi à la plage, de l'autre côté du boulevard. Il aurait pu aussi faire comme bon nombre d'entre nous et inscrire son nom sur la liste d'emploi (au noir, il va sans dire), mais non, George se contentait de tourner en rond en fronçant les sourcils. À deux ou trois reprises, j'ai dû le changer de dortoir: les autres chambreurs se plaignaient de son comportement bizarre, ou bien c'était lui qui se disait victime d'un complot. Plus pour nous tous que pour lui, j'ai fini par lui dénicher un petit boulot comme aide en construction, ou plongeur dans un resto, je ne me rappelle plus trop. Toujours est-il que le temps qu'il passait à l'intérieur était diminué de moitié, c'était bien ça de pris! Quelques semaines plus tard, alors que j'avais presque oublié son existence, je l'ai croisé un matin, il était complètement saoul. Je ne l'avais pourtant jamais vu boire ne fut-ce qu'une goutte d'alcool. Ce fut le début de la fin.

Personne ne fut surpris de voir George longer les couloirs à nouveau, blotti dans une couverture. Il passait aussi plusieurs heures par jour assis en face de moi au comptoir de la réception. Son discours était presque incompréhensible: il semblait se croire en 1995 (nous étions en 2000) et parlait souvent d'une lumière très vive. Il disait aussi qu'il était mauvais et qu'il finirait bien par payer pour ses fautes un jour. De son passé, je ne savais pas grand chose, j'avais seulement cru comprendre entre les lignes que ses parents étaient très haut placés au sein du gouvernement de son pays et qu'il ne partageait pas leur point de vue. Pas plus de deux ou trois jours furent nécessaires pour qu'il épuise totalement ses réserves monétaires, je dus donc consentir à l'héberger aux frais de l'auberge jusqu'à ce qu'il aille mieux.

Quelques matins plus tard, Mark, l'australien qui partageait le dortoir de George, vint m'aviser que ce dernier n'avait pas été vu depuis la veille. Connaissant tous les deux son comportement des derniers jours, nous en sommes venu à échanger les rares informations que nous avions sur lui, en vue d'entamer des recherches le soir même si nous n'avions pas de nouvelles. Cette conversation me permis d'apprendre que George avait eu un accident de moto en 1995 et que sa copine qui l'accompagnait en était morte. Selon toute vraisemblance, sa disparition concordait avec le cinquième anniversaire de ce triste évenement, qu'il ne s'était jamais pardonné. En fin d'après-midi, un groupe de volontaires se forma et parti ratisser les environs de l'auberge, sans résultat. Nous décidâmes d'aviser le service de police.

Ce n'est que le surlendemain que nous avons reçu l'appel, tant attendu que redouté, d'un policier. George avait réussi, de nuit, à sauter la barrière de sécurité du petit aéroport militaire Sdé Dov, au nord de Tel Aviv, et s'était dirigé tout droit vers un petit avion en marche. Comme hypnotisé par la lumière, selon les dires de l'agent, il aurait marché jusque dans le réacteur de l'avion. Il reposait maintenant aux soins intensifs de l'hôpital Sourasky, mais sa vie semblait hors de danger.

En moins d'une heure, j'étais sur le seuil de la porte de sa chambre. Je m'attendais au pire, je fus confrontée au pire: George avait littéralement été scié en deux par l'hélice de l'avion. Je vous épargne les détails des dégats physiques, ce serait trop inhumain, j'en tremble juste à y repenser. Disons seulement qu'il ne pouvait pas parler mais qu'il lui restait une main en état d'écrire. Ce qui m'a le plus étonné fut son extrême lucidité. Pendant près d'un mois, je me rendis à son chevet une ou deux fois par semaines avec des magazines, d'immenses blocs de papier et des stylos de toutes les couleurs. Gauchement, mais lisiblement, il écrivit d'abord des choses que je lui avais dites pendant sa période de délire à l'auberge, alors que j'essayais de lui remonter le moral. Ensuite ce fut des questions: il voulait tout savoir: comment allait Mark et les autres résidants, si une telle avait réussi à obtenir son visa pour l'Angleterre, s'il y avait eu des bombardements dans les environs de Tel Aviv, si je lui avais gardé sa place à l'auberge, etc. Dans ses yeux, il y avait une lumière que je n'avais jamais vue.

Ce qui devait arriver arriva: un soir j'ai trouvé son lit vide. Ses parents étaient venus le chercher. Pendant de longues minutes, je suis restée là, muette devant son absence et j'ai versé une larme, si longtemps retenue. Depuis, j'ai tenté de le contacter par email mais je n'ai jamais réussi. L'adresse qu'il avait gribouillé de la main gauche sur un bout de papier devait être erronée. Je ne saurai jamais ce qui s'est véritablement passé dans la tête de ce jeune fou devenu lucide par un acte incompréhensible.

Où que tu sois aujourd'hui George, salut à toi.

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2 Comments:

Blogger Patrick Dion a ajouté...

Magnifique histoire. Merci Di ! C'est tellement l'fun de lire tes récits d'aventure autour du monde... Tu nous donnes le goût de partir en voyage ! J'ai hâte de pouvoir partager à mon tour mes aventures en terre éloignée.

11 novembre 2004 à 15 h 25  
Blogger Coyote inquiet a ajouté...

Dis donc, t'en trottes un coup, toi ?

Belle ton histoire. Et les précédentes. Je ne savais qu'Isaréliens et Palestiniens pouvaient être amis... je croyais que des haines ataviques voilaient tous les regards.

17 janvier 2005 à 22 h 11  

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